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Qu'est ce que l'effet d'accélération ?

Auteurs et date
  • Date de production de la fiche : 15/06/2021
  • Pierre-Yves Longaretti : chercheur à l'Université Grenoble Alpes, CNRS-INSU, IPAG et INRIA, STEEP, France

Introduction

L'une des caractéristiques de la révolution industrielle sur les deux derniers siècles est un accroissement considérable et continu de l'usage des ressources naturelles et des pollutions. Récemment le terme de « Grande Accélération1 » a été introduit pour désigner l'ampleur spectaculaire atteinte par ce phénomène depuis la deuxième moitié du XXe siècle [1], tant en ce qui concerne le prélèvement des ressources (métaux et énergies fossiles, mais également biomasse, ressources en eau, etc) que les impacts environnementaux associés (déforestation, dégradation des sols, perte de biodiversité, pollutions diffuses diverses et toxiques, etc), comme le montre la figure 1. Ces prélèvements et impacts sont liés à l'augmentation de la population et de ses besoins par habitant, et leur traduction dans toutes les sphères de production de biens et de services économiques (cf figure 2).

Fig. 1 -- Evolution de différents indicateurs du système Terre sur la période longue de la révolution industrielle (1750-présent). Les données et figures originales proviennent de l'article de Steffen et collaborateurs [1]. L'adaptation française est due à Servigne et Stevens [2].

Fig. 2 -- Tendances socio-économiques sous-tendant les évolutions représentées sur la figure 1, sur la période longue de la révolution industrielle (1750-présent). Les données et figure originales proviennent de l'article de Steffen et collaborateurs [1]. L'adaptation française est due à Servigne et Stevens [2].

C'est dans ce contexte de dégradation généralisée des écosystèmes et des ressources naturelles que l'on entend fréquemment parler d'une synergie possible entre transition écologique et transition numérique, notamment dans le discours public, comme par exemple dans le cadre de la récente « Feuille de route numérique et environnement » du gouvernement français. La présente note vise à examiner de façon critique les angles morts de cette idée.

Numérique et Grande Accélération

La notion de synergie entre transition numérique et transition écologique est problématique au niveau même de sa formulation. En effet, la juxtaposition de ces deux "transitions" suggère que le fait numérique est encore émergent, puisque la transition écologique n'est elle pas encore en chemin. Ce faisant, cette juxtaposition vise à mettre sur le même plan un futur du numérique et un futur de l'environnement, le futur environnemental souhaité étant la préservation du climat, de la biodiversité et plus généralement de toutes les composantes de notre environnement, et le futur numérique reposant lui sur la généralisation de la virtualisation, notamment via la 5G dont la puissance attendue présuppose une révolution des usages.

Ce rapprochement est en soi étrange : dans un cas (l'environnement), le futur souhaité est un renversement de tendance, dans l'autre (le numérique), au contraire, une accélération, ce qui suppose au minimum une absence de liens de causalité entre ces deux dynamiques (accélération du numérique et de la destruction environnementale). Un examen de l'histoire récente ouvre une première brèche critique dans ce présupposé. Dans les faits le numérique est constitué d'un ensemble de technologies qui nous accompagnent sous forme mature depuis plusieurs décennies, et la 5G n'est qu'une étape supplémentaire dans ce processus. Le calcul numérique émerge au moins dans le secteur de la recherche depuis les années 1970 (et antérieurement dans le domaine militaire) ; les ordinateurs individuels puis portables depuis le milieu ou la fin des années 1980 (le premier MacIntosh date de 1984) ; Internet est commercial depuis 1995 et a pénétré dans toutes les sphères de l'activité privée et de l'activité économique à une vitesse probablement inégalée dans le passé ; les téléphones portables existent depuis les années 1980 et l'invention des batteries Lithium-Ion au début des années 1990 couplée à la montée en puissance des réseaux de télécommunications sans fil a permis la démocratisation et l'explosion de la vague actuelle de smartphones depuis le tournant du siècle.

En bref, la seule tendance historiquement visible est une évolution parallèle de la Grande Accélération et du développement des technologies numériques et sans fil. Plus précisément, les deux dernières décennies au moins sont caractérisées par une forte corrélation entre la part des technologies de l'information et de la communication dans le PIB2 et le PIB lui-même, sans infléchissement notable de l'intensité carbone du PIB, ou de son intensité matière3 [3]. Si le numérique avait les vertus qu'on lui prête au niveau espéré, on aurait déjà dû en voir les effets au moins sur ces deux indicateurs [4].

Cet argument souligne sur le passé récent à la fois une corrélation entre numérique et économie, mais également une causalité qui va à l'encontre de l'effet recherché : en effet ces éléments indiquent, bien que de façon indirecte, que le numérique contribue à l'accélération de l'économie et de ses impacts. Ces remarques interrogent donc directement la logique qui sous-tend le rapprochement impliqué par cette supposée synergie pour le futur, même en laissant de côté la notion de transition.

Pour aller plus loin dans cette analyse, il convient d'interroger plus directement et de façon plus précise les liens de causalité dont on vient de donner quelques indices indirects. Cette interrogation porte sur deux points : les impacts environnementaux directs du numérique, et le rôle du numérique dans les autres secteurs d'activité économique, notamment son rôle systémique4. Les impacts directs du numérique, de même que les effets rebonds associés à celui-ci sont de plus en plus documentés dans la littérature [5,6 par exemple] et le lecteur est renvoyé à celle-ci, de même qu'à la fiche concept sur la question (voir la fiche concept "L’effet rebond"fiche concept "L’effet rebond"). Mais il ne s'agit là que de la pointe émergée de l'iceberg. La problématique des effets systémiques est beaucoup plus importante, mais également plus délicate à quantifier et moins bien connue, tant en termes de recherche que dans le grand public. Néanmoins, même un examen superficiel de la question montre que le numérique agit comme accélérateur de la Grande Accélération, en accord avec les indices indirects donnés plus haut.

En effet, cette accélération est un symptôme du consumérisme, dont l'une des grandes caractéristiques est l'accélération permanente de la production, de la circulation et de la mise au rebut des marchandises (parfois via leur obsolescence programmée). Il est clair que le numérique est, dans ses applications industrielles et commerciales, au service de cette accélération, qu'il s'agisse d'automatisation des process de fabrication, d'optimisation de la logistique à flux tendu, ou de publicité et vente ciblées, pour ne citer que quelques exemples connus mais irréalisables sans outil et applications numériques dédiées [6,7]. Dans un tel monde les opérateurs de "Big Data" et de services associés jouent un rôle considérable. D'innombrables applications existent dans toutes les sphères de l'industrie, de l'économie des biens et des services, de la banque et de la finance, avec comme seul objectif cette accélération permanente de la production, de la consommation, des chiffres d'affaires et des profits. Le numérique n'est donc pas seulement les objets et les logiciels, mais aussi le rôle qu'il joue de façon diffuse dans l'ensemble de l'économie et de la société (et la définition de son périmètre, y compris en terme de poids dans le PIB, n'est pas simple) [7]. Lorsqu'une préoccupation environnementale (ou sociale) intervient, c'est soit sous la contrainte du législateur (qui génère toute une ingénierie d'évitement, les délocalisations n'en étant que l'aspect le plus connu), soit parce qu'elle permet de réduire les coûts de production (par exemple en réduisant la facture énergétique). De fait, le numérique est omniprésent dans la sphère économique mais son rôle est largement invisibilisé, les applications dédiées n'étant connues que des praticiens de chacun des segments très spécialisés et éclatés de l'économie financière et marchande moderne.

En fait pour inverser cette tendance lourde, il faudrait revenir sur les motivations sous-jacentes, à savoir le fondement consumériste et accumulateur des économies développées. Cette remise en cause est extrêmement difficile : elle est inscrite depuis maintenant deux siècles dans les fondements sociaux et institutionnels des États-nations, au moins en occident. C'est d'ailleurs précisément du fait de cette difficulté que la notion de découplage (entre croissance économique, usage des ressources et impacts environnementaux) est elle aussi de plus en plus souvent mobilisée dans le discours public, le numérique étant perçu dans cette perspective comme un moyen au service de ce découplage. Mais il s'agit là aussi d'un concept à portée opératoire très limitée (le lecteur est renvoyé à la fiche concept "Découplage : une solution à la crise climatique ?"fiche concept "Découplage : une solution à la crise climatique ?" pour plus de détails sur cette notion et ses limites).

Références

[1] W. Steffen, W. Broadgate, L. Deutsch, O. Gaffney, C. Ludwig. The trajectory of the Anthropocene: The Great Acceleration. The Anthropocene Review, 2015, 2(1), pp 81-98. Disponible sur le site de l'éditeur sur abonnement [13/09/2021]

[2] P. Servigne, R. Stevens. Comment tout peut s'effondrer. Editions du Seuil, 2015.

[3] S. Lange, J. Pohl, T. Santarius. Digitalization and energy consumption. Does ICT reduce energy demand? Ecological Economics, 2020, 176. Disponible en ligne sur le site de l'éditeur sur abonnement [21/06/2021]

[4] G. Roussilhe. Que peut le numérique pour la transition écologique ? [en ligne], 2021. Disponible sur le site de l'auteur [08/12/2022]

[5] Groupe EcoInfo. Impacts écologiques des technologies de l'information et de la communication. EDP Sciences, 2013

[6] P-Y. Longaretti, F. Berthoud. Le numérique, espoir pour la transition écologique ? L'économie politique, 2021, 90, pp. 8-22. Disponible sur Hal [21/06/2021]

[7] F. Flipo. L'impératif de la sobriété numérique. L'enjeu des modes de vie. Editions Matériologiques, 2020.


  1. L'expression (great acceleration en anglais) fait référence au célèbre ouvrage de Karl Polanyi, La Grande Transformation (The Great Transformation en anglais) qui décrit, à partir de l'exemple de l'Angleterre, l'émergence et la construction au cours des XIXe et XXe siècles de la « société de marché », à savoir une société dont le marché dans sa version capitaliste est le fait structurant par opposition aux sociétés antérieures où les échanges marchands ne sont qu'un aspect non central des rapports sociaux. 

  2. Le Produit Intérieur Brut ou PIB mesure la valeur monétaire de l'ensemble des biens et services échangés en une année sur un territoire, en général un Etat. 

  3. La notion d'intensité renvoie à un rapport entre deux quantités, en l'occurrence, les émissions de carbone par point de PIB pour l'intensité carbone du PIB. 

  4. On parle de rôle systémique du numérique pour décrire son influence à la fois généralisée (dans tous les secteurs) et universelle (sur toute la planète). Cette caractérisation renvoie aussi à l'existence de circuits causaux génériques et eux-mêmes généralisés et universels, dont la description dépasse largement le cadre de cette note ; certains de ces circuits (voire une majorité) sont très peu voire pas du tout connus, dans l'état actuel de la recherche sur ces questions.