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Une question d'attention ou les raisons d'une connexion facile, mais d'une difficile déconnexion

Auteurs et date
  • Date de production de la fiche : 22/10/2021
  • Servane Mouton, neurologue, Neuville-sur-Saone

L'objectif premier des sites internet sponsorisés : médias d'informations en ligne, réseaux sociaux, sites marchands, jeux en ligne, etc. est de faire gagner de l'argent à leurs gestionnaires.

L'usager est en effet, avant tout, un consommateur, source de profit, y compris lorsque l'application est gratuite car alors, il devient... le produit (« Quand c'est gratuit, c'est toi le produit ! »).

Il faut ainsi maintenir l'usager sur l'application le plus longtemps possible, pour recueillir ses données de navigation, à des fins publicitaires. Car plus l'individu reste sur l'application, plus la quantité de données de navigations recueillie sera grande, ce qui valorisera le site auprès des annonceurs, et donc enrichira ses propriétaires. Grâce à l'analyse de ces données en temps réels (algorithmes), il est facile de montrer à chacun ce qu'il aime, ce qui renforcera son désir de prolonger la visite en cours, de dépenser de l'argent (suggestions d'achats, de sites liés, etc.).

Attirer notre attention, et la maintenir captive le plus longtemps et le plus souvent possible est donc un principe de base pour les développeurs. Nous rendre « addicts » est même un objectif déclaré des concepteurs d'applications telle Facebook, pionnière modèle du genre (Cf Interview Sean Parker, The Guardian, 2017).

Or, comme développé dans les chapitres précédents, l'apparente dématérialisation des outils numériques est une illusion. Leur usage a un impact écologique colossal, mais aussi des effets délétères sur la santé de l'homme, que nous ne pourrons développer, notamment via la sédentarité que cet usage favorise (Rapport ANSES 2016 et 2020, INCA 3 2017).

Nous exposerons d'abord quelques notions sur le fonctionnement des processus attentionnels, puis détaillerons les principaux biais cognitifs utilisés par les applications pour capturer notre attention. Nous discuterons ensuite des effets de l'usage des écrans sur les capacités attentionnelles. Enfin, nous évoquerons la question de l'addiction aux jeux vidéos avant de conclure sur les conséquences de tous ces mécanismes, non seulement sur la santé, mais aussi sur l’environnement.

Physiologie de l'attention

Notre attention est le premier pas vers notre relation au monde, aux autres. Elle est fondamentale pour chaque apprentissage, impliquée dans chacune de nos actions.

Sans détailler les complexes réseaux neuronaux qui sous-tendent les mécanismes attentionnels, quelques notions semblent néanmoins importantes à préciser.

Filtre ou atténuateur attentionnel

Il s'agit de filtrer avec précision et pertinence, en permanence, le flux d’informations qui nous parvient par tous nos sens. Ceci est indispensable pour se concentrer sur une action, en écartant les stimuli non pertinents pour la réalisation de celle-ci, distracteurs, mais en ne négligeant pas pour autant des signaux de dangers potentiels, alertes. Pour cela, des réponses réflexes sont contre-balancées par des processus d'inhibition (atténuation) dont certains sont mobilisables volontairement. N'arrivent ainsi à la conscience que ce que des mécanismes « pré-attentionnels » ont laissé passer, les considérant comme pertinents.

Or la richesse des stimuli médiés par les outils numériques excède les capacités de filtrage ou d'atténuation, (pop-up, notifications, etc.) : il n'est par exemple pas possible parmi les dizaines de notifications signalant l'arrivée d'e-mails ou sms, de savoir avant de les avoir lus, lesquels sont importants.

De plus, les stimuli lumineux, les mouvements, les sons, attirent et capturent notre attention de façon quasi-automatique (les mouvements rapides sont particulièrement irrésistibles pour le petit enfant). Il est ainsi difficile voire impossible de ne pas dévier le regard vers un pop-up, dont la lecture sera automatique.

La nouveauté est un capteur très efficace de l'attention, or les applications, réseaux sociaux, films, jeux vidéos, sont conçus comme une succession de nouveau stimuli. Ceci passe en particulier par l'activation du système de récompense (Cf infra).

Le système de récompense

Le système de récompense © A. Métayer /Réseau Canopé

Notre attention est guidée par notre recherche de satisfaction, de plaisir, de récompense. Elle s'orientera naturellement vers les stimuli susceptibles d'activer le système de récompense. Grâce aux fonctions exécutives, nous exerçons un contrôle sur notre attention, notamment pour privilégier une action conduisant à l'atteinte d'un objectif abstrait mais essentiel satisfaisant à long terme (par exemple la réussite à un examen nécessitant un travail difficile et régulier pendant plusieurs mois), par rapport à une action amenant une satisfaction immédiate et concrète (sortir avec un ami, regarder un film). Les principales structures cérébrales impliquées sont les régions frontales, en particulier le cortex-orbito-frontal (COF), le complexe amygdale-hippocampe (A-H), le noyau accumbens.

La maturation des fonctions exécutives chez l'homme est un long processus, qui se poursuit jusqu'à l'âge de 25 ans environ.

Des stimulations agréables répétées tendent à favorisent le choix de récompense à court terme au détriment de récompenses à long terme. Ceci est probablement un mécanisme clé dans le développement de comportement compulsifs et des addictions.

Biais cognitifs et capture de l'attention.

Voici quelques biais cognitifs sur lesquels s'appuient différentes applications pour garder l'usager en ligne (Adam Adler, Irrésistible, 2017 ; Montag et al, 2019).

  • Le « Flow », flux est un état d'esprit positif, atteint lorsqu'un individu a un but défini, accessible à ses capacités, mais suffisamment difficile pour qu'il soit mis au défi, et vers lequel il avance avec le sentiment de contrôler la tâche. Cet état étant associé à une distorsion de la perception temporelle. Il est particulièrement intéressant de réussir à y placer l'utilisateur si l'on veut qu'il reste sur un site ou une application. Pour ce faire, des moyens multiples sont utilisés. Ex : le défilement sans fin sur YouTube, avec des vidéos « récompenses », qui correspondent aux attentes et intérêts, l'enchaînement des vidéos sur Netflix.

  • L' « Endowment effect », qui est lié au fait que fabriquer ou acheter un objet/élément augmente la valeur que nous lui donnons, et le « mere exposure effect », par lequel la répétition des expositions à un objet augmente l'affection que nous portons à celui-ci. Ex : jeux vidéo tel Hayday, qui propose au joueur de construire son univers. Certains éléments sont gratuits et rapidement assemblés. Progresser nécessite ensuite d'acheter, et le joueur, qui a passé du temps à élaborer « son monde », lors de plusieurs sessions, s'y est attaché et aura tendance à vouloir poursuivre.

  • La « Fear of Missing Out », "peur de manquer quelque chose" particulièrement mise en jeu dans les réseaux sociaux en ligne. Ex : sur WhatsApp, les paramètres par défaut sont dits « double ticks », c'est-à-dire que l'usager est averti lorsqu'il reçoit un message, mais aussi quand le message qu'il a envoyé est lu. Son attention est ainsi en permanence maintenue vers l'application.

  • Pression sociale. Ex : dans des jeux comme World of Warcraft avec les « rendez-vous guildes ». Les joueurs sont responsables d'eux-mêmes mais aussi de leur équipe, la guilde. Le succès repose sur la cohésion, la présence de chacun. Pression sociale endogène, l'individu veut gagner, et exogène, les chances de succès du groupe étant maximisées par la présence de tous. Mais on l'observe également pour les réseaux sociaux, les messageries, ceci se manifestant par les vérifications multiples.

  • Le Zeıgarnik/Ovsiankina Effect, est lié au fait qu'une tension est créée par l'interruption au cours d'une tâche nécessitant un haut degré d'investissement, tension se relâchant théoriquement lorsque la tâche est menée à bien. Ex : Candy crush, le niveau de difficulté augmentant, et le passage aux niveaux supérieurs nécessitant...des achats.

Tout ceci concourt à maintenir notre attention captive, en s'appuyant sur notre système de récompense.

  • Recevoir des « likes » active le système de récompense.

Exposition aux écrans et capacités attentionnelles, contrôle des impulsions

A long terme, un temps d'écran important (le seuil restant à définir) pourrait fragiliser les capacités d'attention volontaire ou dirigée.

Une association entre usage des écrans et le trouble déficitaire de l'attention avec ou sans hyperativité (TDAH) ou de moindre performance pour des tâches attentionnelles est établie. La direction de l'association reste débattue, mais des éléments plaident fortement en faveur d'un effet délétère des écrans (Christakis et al, 2004). Ce qui n'exclue pas que le lien soit à double sens, c'est-à-dire que les sujets présentant un TDAH aient tendance à plus s'exposer aux écrans, y trouvant une source de bien-être lié à la stimulation intenses cérébrales qu'ils procurent (on rappelle que le TDAH résulterait d'un défaut d'inhibition, plutôt que d'un excès de stimulation, et que la stimulation du système inhibiteur, par exemple par les amphétamines, en améliore ainsi les symptômes).

A court terme, les effets délétères de la simple présence du mobile, des interruptions endogènes (utilisation initiée par l'utilisateur) et exogène (notifications, sonnerie) sont démontrés : les erreurs sont plus nombreuses, le temps nécessaire pour achever une tâche plus long. Les effets à long terme restent à préciser (Wilmer et al, 2017).

Une étude du contrôle des impulsions (Hadar et al 2017) a montré que l'usage du mobile diminue les capacités de différer une récompense en vue d'un gain plus élevé. D'autres études de corrélation sont congruentes, suggérant que cet effet est médié par une diminution du contrôle des impulsions plutôt que par une augmentation du comportement de recherche de sensation nouvelle/récompense.

Addiction et NTIC : jeux vidéos en ligne, internet, réseaux sociaux en ligne, smartphone

Il existe très probablement des susceptibilités et « fragilités » individuelles dont pourraient dépendre certaines compétences cognitives, en particulier des capacités d'auto-régulation qui expliqueraient que certains individus soient plus susceptibles d'user abusivement des médias numériques, smartphones en particulier à l'heure actuelle.

Seule l'« addiction aux jeux vidéo sur internet » est référencée dans le Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders V, publié en 2015. L'estimation de sa prévalence reste difficile, mais est probablement peu élevée, environ 1 % des usagers de jeux vidéos.

Cependant, en pratique et en recherche cliniques, nombre de travaux se concentrent sur « l'usage problématique du smartphone ». Des chercheurs et praticiens demandent que soit également répertorié le concept de nomophobie (No Mobile Phobia, Bragazzi et al, 2014), qui serait défini par un usage régulier et chronophage, une anxiété lorsque le portable n'est pas disponible, des vérifications répétées des messages voire la perception d'une alerte « fantôme », un portable en permanence à disposition, une préférence pour les interactions sociales en ligne (plutôt que en présentiel), des problèmes financiers consécutifs à l'usage du portable.

De nombreuses études se penchent aussi sur la question de l'addiction aux réseaux sociaux en ligne et plus généralement, sur les problèmes d'addiction liée aux NTIC.

Conclusion

Nous n'avons pu aborder tous les problèmes de santé en lien avec ces outils numériques. Augmentation de la sédentarité en particulier chez les adolescents, qui est un facteur de risque cardio-vasculaire ; altérations du sommeil, et multiples effets néfastes (cardio-vasculaire, psychologique, accidents, etc.), interférences dans les relations parents et enfants en particulier des moins de trois ans ; exposition des enfants et adolescents à des contenus inappropriés (violence, sexualité, drogues) ; conséquences en lien avec la pollution environnementale ; etc.

La diffusion de ces technologies est au cœur d'enjeux majeurs de santé publique à moyen et long terme. Elle modifie aussi en profondeur le fonctionnement de notre société, par son impact sur les relations interpersonnelles notamment. Il nous semble nécessaire et urgent de réfléchir à la place que nous leur accordons et leur accorderons.

Enfin, rappelons en conclusion que les mécanismes de captation de l’attention utilisés par les fournisseurs n’ont pas d’autre fonction que de nous maintenir le plus longtemps possible face à des écrans, sur des applications qui consomment notre temps, mais aussi de l’énergie et des ressources (via les équipements utilisés) alors que la grave crise environnementale à venir devrait nous enjoindre à des comportements de sobriété, soit exactement l’inverse.

Références

Livres

Adam Atler, Irrésistible, Ed Penguin Press, 2017.

Michel Desmurget, TV Lobotomie, Ed Max Milo, 2011 et Ed J'ai Lu, 2013. La fabrique du crétin digital, Ed Le Seuil, 2019.

Jean-Philippe Lachaux : Le cerveau attentif, Ed Odile Jacob, 2011. Le Cerveau Funambule, Ed Odile Jacob, 2015. Les petites bulles de l'attention, Ed Odile Jacob, 2016.

Bruno Patino, La civilisation du poisson rouge, Ed Lgf, 2020.

Articles revues à comité de lecture

Bragazzi NL, Puente GD. A proposal for including nomophobia in the new DSM-V. Psychol Res Behav Manag  2014 May 16;7:155-60. doi: 10.2147/PRBM.S41386. ECollection 2014.

Dimitri A Christakis 1, Frederick J Zimmerman, David L DiGiuseppe, Carolyn A McCarty. Early television exposure and subsequent attentional problems in children. Pediatrics. 2004 Apr;113(4):708-13. DOI: 10.1542/peds.113.4.708.

Hadar A, HadasI, Lazarovits A, Alyagon U, Eliraz D, Zangen A. Answering the missed call: Initial exploration of cognitive and electrophysiological changes associated with smartphone use and abuse. PLoS One. 2017 Jul 5;12(7):e0180094. doi: 10.1371/journal.pone.0180094. ECollection 2017.

Montag C, Lachmann B, Herrlich M, Zweig K. Addictive Features of Social Media/Messenger Platforms and Freemium Games against the Background of Psychological and Economic TheoriesInt J Environ Res Public Health 2019 Jul 23;16(14):2612.  doi: 10.3390/ijerph16142612.

Wilmer HH, Sherman LE,  Chein MJ. Smartphones and Cognition: A Review of Research Exploring the Links between Mobile Technology Habits and Cognitive Functioning1Front Psychol  2017 Apr 25;8:605. doi: 10.3389/fpsyg.2017.00605. eCollection 2017.

Rapports ANSES

ANSES 2017. Étude individuelle nationale des consommations alimentaires 3 (INCA 3) Avis de l'Anses Rapport d'expertise collective. 2017. Disponible sur le site [14/02/2022]

ANSES 2016. Actualisation des repères du PNNS-Révisions des repères relatifs à l'activité physique et à la sédentarité. Avis de l'Anses. Rapport d'expertise collective. Disponible sur le site [14/02/2022]

ANSES 2020. Avis de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail relatif à l'évaluation des risques liés aux niveaux d'activité physique et de sédentarité des enfants et des adolescents. 2020. Disponible sur le site [14/02/2022]