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Calcul et estimations des impacts positifs du numérique pour la transition

Auteurs et date
  • Date de production de la fiche : 28/06/2021
  • Gauthier ROUSSILHE ; Designer et doctorant ; RMIT, CRD (ENS Saclay, ENSCI)

Introduction

L'estimation des impacts environnementaux directs du numérique (énergie, eau, gaz à effet de serre, ressources) soulève parallèlement la question des impacts positifs possibles de la numérisation pour la transition écologique. Quel est l'état de nos connaissances vis-à-vis de cette question, quelles sont les affirmations, méthodologies et hypothèses qui sont aujourd'hui mobilisées ? Cette fiche concept revient sur toutes ces questions pour tenter d'y voir plus clair et de sous-peser la possibilité d'une "balance nette" entre impacts environnementaux négatifs directs et impacts positifs indirects.

Définition des termes

Dans notre cadre, les impacts positifs sont liés au terme "d'Enablement", que l'on pourrait traduire par effet d'abattement ou effet d'évitement. Il s'agit des mécanismes potentiels de substitution, d'optimisation et de changements de comportements permis par la numérisation. Cet effet d'évitement s'exprime généralement sur un seul facteur environnemental, les émissions de gaz à effet de serre. Certains rapports de la littérature grise (non publiée par des maisons d'édition) mentionnent des évitements de consommation d'essence ou d'eau mais le résultat final est généralement donné en eq-CO2. Ce qui veut dire que les impacts positifs de la numérisation sont aujourd'hui entendus via une approche mono-critère et donc assez limitée.

État de l'art

À la connaissance de l'auteur il n'existe pas de publications scientifiques sur l'estimation globale des impacts positifs du numérique pour la transition. Il existe par contre plusieurs publications qui se focalisent sur un usage spécifique ou un cas particulier (télé-médecine, navigation routière, télétravail, etc.). En 2018, lors d'une analyse systématique de la littérature, Bieser et Hilty ont identifié 54 études issues d'articles de recherche, d'actes de conférences et de littérature grise1. 31 de ces études se concentrent sur un seul type d'usage avec des méthodes type Analyse de Cycle de Vie (ACV) ou bilan carbone, 21 sont des études avec de multiples cas d'usage et utilisent une approche appelée "ICTem" (ICT enablement method). Ces 21 études sont à plus de la moitié issues de rapports d'entreprises du secteur, ne constituent pas de la littérature scientifique et sont donc à approcher avec beaucoup plus de précaution.

La littérature grise est la seule qui fournit des estimations globales des impacts positifs. En l'occurence, deux organisations professionnelles ont produit des rapports dans ce sens : les rapports SMART et SMARTer de GeSI (Global e-Sustainability Initiative) et le rapport "The Enablement Effect" de GSMA. Des entreprises comme AT&T ont aussi produit des rapports mais qui ne concernent que leur secteur d'activité. Les rapports de GeSI estiment que la numérisation permettrait de réduire les émissions mondiales de gaz à effet de serre jusqu'à 20% d'ici 20302. Le rapport de GSMA, plutôt orienté sur les télécommunications, estime que 1 tonne d'éqCO2 permet d'éviter 10 tonnes dans les autres secteurs3.

Une autre partie de la littérature scientifique s'intéresse précisément aux méthodes d'estimation des impacts positifs de la numérisation. Sans proposer de méthode parfaite, la plupart des articles de recherche pointent vers les défauts méthodologiques des estimations globales et tentent de formuler des nouvelles méthodes de modélisation. Jens Malmodin et Vlad Coroama ont notamment critiqué plusieurs fois l'extrapolation d'études de cas pour arriver à une estimation globale4 et ont proposé avec Pernilla Bergmark, Mattias Höjer et Craig Donovan une façon de modéliser les effets induits par la numérisation5. Toutefois, on peut estimer qu'il n'existe pas aujourd'hui de méthode stabilisée pour modéliser et estimer les impacts positifs du numérique pour la transition écologique.

Vérifier les méthodes et les hypothèses

Au-delà des considérations méthodologiques pour produire une modélisation appropriée, il semble important de comprendre comment sont produites les deux estimations globales mises en avant aujourd'hui. Le rapport le plus récent de GeSI, "SMARTer 2030", utilise une approche "ICTem" qui consiste à tirer des données d'une étude de cas pour définir un levier d'évitement, on pondère les effets du levier technologique étudié en définissant un taux d'adoption. La multiplication du levier d'évitement par le taux d'adoption permet d'obtenir un résultat d'émissions évitées. L'approche utilisée dans le rapport de GSMA, "The Enablement Effect", utilise une approche mixte basée sur des études de cas dont l'effet de levier est multiplié par le nombre de smartphones et le nombre de connexions Machine-To-Machine (M2M), mais aussi basée sur les résultats d'un questionnaire en ligne sur les usages de 6100 utilisateurs de smartphones dans 9 pays différents.

Tableau récapitulatif des méthodologies des rapports GeSI et GSMA

Tableau récapitulatif des méthodologies des rapports GeSI et GSMA

Les résultats de ces rapports s'expriment presque dans les mêmes secteurs d'activité : énergie, industrie, agriculture, bâti résidentiel et tertiaire, mobilité, commerce, travail, santé... Mais les résultats donnés par les deux rapports sont très différents. Cette différence s'explique dans un premier temps par la différence de périmètre. GeSI a vocation à regarder le secteur numérique dans son ensemble tandis que le rapport de GSMA se focalise sur les technologies mobiles. Nous allons toutefois voir plus bas que le périmètre de GSMA est plus flou qu'annoncé.

Tableau récapitulatif des résultats d'évitement des rapports GeSI et GSMA

Tableau récapitulatif des résultats d'évitement des rapports GeSI et GSMA

Une tonne d'eqCO2 émis par le secteur numérique, c'est 10 tonnes évitées dans les autres secteurs

Cette affirmation semble de prime abord ambitieuse alors comment est défini ce ratio. En fait la méthode qui permet d'obtenir cet impressionnant ratio est ambigüe. GSMA compare les émissions potentielles évitées permises par le numérique et les technologies mobiles à l'empreinte environnementale des opérateurs mobiles (soit 20% de l'empreinte environnementale du secteur selon Malmodin et Lundén 2018). Cette allocation est justifiée ainsi : "Il est courant d'affirmer simplement que la technologie permet d'éviter la totalité des émissions, et de ne pas tenter de procéder à une allocation arbitraire. Le test étant que si la technologie (ici les technologies mobiles) joue un rôle fondamental dans l'obtention du résultat, on peut dire qu'elle permet d'éviter les émissions"6. Or, dans le secteur numérique chaque maillon de la chaine a un rôle fondamental (serveurs, réseaux, appareils) donc, il paraît impossible de déterminer ce qui est plus fondamental. Ainsi, le secteur des centres de données et les constructeurs d'appareils peuvent réclamer le même montant d'émissions évitées. Au final, si, et seulement si, les estimations d'émissions évitées sont correctes, alors au mieux le ratio serait de 1:2.

Explication de l'allocation des émissions pour le ratio 1:10 du rapport GSMA

Explication de l'allocation des émissions pour le ratio 1:10 du rapport GSMA

Méthode de vérification globale

Comment vérifier les chiffres avancés par GSMA et GeSI afin de définir le niveau de confiance que l'on peut y attribuer ? Les estimations globales se basent généralement sur un échantillon de pays (9 chez GeSI, 14 chez GSMA) et dans les mêmes secteurs afin d'obtenir une valeur mondiale. La méthode proposée ici consiste à comparer les affirmations d'émissions évitées avec les émissions enregistrées (GIEC, EU, ONU, etc.) sur la même période. Pour étudier les potentiels effets de la numérisation, il semble approprié de remonter à l'introduction massive des smartphones pour observer des variations jusqu'à la dernière année où les données sont disponibles. Proposons alors que la vérification en miroir se situe de 2005 à 2017/18, dans les mêmes secteurs et les mêmes pays que ceux des rapports étudiés. Il est possible d'ajouter des échelons intermédiaires pour vérifier les tendances à d'autres niveaux, notamment à l'échelle de l'Europe.

Résumé de la méthode vérification en miroir proposée

Résumé de la méthode vérification en miroir proposée

Cette vérification systématique a été opérée de janvier à mars 2021 et a conduit à la publication d'un rapport technique par l'auteur de ces lignes. Il est impossible de résumer aussi l'ensemble des résultats et des conclusions toutefois le rapport est disponible gratuitement ici : http://gauthierroussilhe.com/pdf/NTE-Mars2021.pdf. Nous pouvons cependant montrer le déroulé de la vérification des chiffres de GSMA dans le secteur des transports.

Vérification "macro"

En 2018 le secteur des transports a émis 8,1 Gt eq-CO2. GSMA fait l'hypothèse que la numérisation aurait évité 0,64 Gt eq-CO2 dans ce secteur, cela représenterait 8% des émissions mondiales du secteur en 2018. GeSI estime que la numérisation permettra d'éviter 2,6 Gt eq-CO2 en 2030, soit 32% des émissions des transports en 2018. Entre 2005 et 2017, les émissions liées au transport ont augmenté de 21%. Cette croissance amène à formuler différentes hypothèses : si évitement il y a, alors il y a d'autres facteurs qui poussent encore plus fort la hausse des émissions ; il n'y a pas d'évitement et les effets ne sont donc pas visibles ; ou alors la numérisation produit au contraire des effets rebonds qui augmentent les émissions ; soit tous ces facteurs mélangés.

Évolution des émissions de GES par type de transport entre 1970 et 2010

Évolution des émissions de GES par type de transport entre 1970 et 2010

Vérification "meso"

En 2018 le secteur des transports a émis 946 Mt eq-CO2 dans l'Union Européenne, ces émissions étaient de 979 Mt eq-CO2 en 2005. GSMA fait l'hypothèse que la numérisation aurait évité 127,7 Mt eq-CO2 dans ce secteur en Europe, uniquement en 2018. Entre 2005 et 2018, les émissions européennes liées au transport ont baissé en moyenne de 2,75 Mt eq-CO2 par an (33 Mt eq-CO2 en 13 ans) tandis que les véhicules en circulation ont augmenté faiblement de 1,4% entre 2000 et 2017. Les estimations d’émissions évitées sont largement supérieures à l’évolution des émissions dans l’Union Européene et suggèrent soit une large surestimation de la part de GSMA, soit une croissance incontrôlée du secteur depuis ces dernières années qui auraient été en partie cachée par les évitements liés à la numérisation. La première hypothèse semble plus probable.

Vérification "micro"

Dans les 14 pays de l'échantillon GSMA et GeSI les émissions du secteur des transports ont tendance à largement augmenter, sauf au Royaume-Uni et en Espagne. Le taux de numérisation I-DESI est indiqué afin de relever une possible corrélation entre numérisation et baisse des émissions. La baisse des émissions au Royaume-Uni est en fait liée à la série étudiée. Le pic des émissions du Royaume-Uni se situe en 2007 et donc les comparaisons de 2005 à 2017 indique une baisse de 16%. Cependant, si la série étudiée commence en 1990 alors les émissions n'ont baissé que de 3% en 27 ans. Les émissions restent quasiment inchangées entre 2010 (124,5 Mt eq-CO2) et 2018 (124,4 Mt eq-CO2). En Corée du sud, connu pour être un laboratoire des nouvelles technologies, les émissions ont augmenté de 17% en 12 ans. Sur une période plus large, de 1990 à 2017, les émissions du secteur ont augmenté de 108%. Cela serait dû au nombre de véhicules en circulation (x6,6 entre 1990 et 2017), à l’expansion du transport de marchandises (x6 sur la même période) et l’expansion du réseau routier. A priori, il ne semble avoir aucune corrélation entre numérisation et baisse des émissions de gaz à effet de serre dans les pays étudiés.

Émissions de CO2 dans 14 pays entre 2005 et 2017 et taux de "numérisation"

Émissions de CO2 dans 14 pays entre 2005 et 2017 et taux de "numérisation"

Accès aux données

Toutes les données et sources mentionnées dans les vérifications macro, meso et micro sont disponibles sur le rapport indiqué en bibliographie.

Faire une balance nette : les émissions ajoutées ?

Estimer des effets d'évitement implique de calculer les effets d'ajout, c'est-à-dire les secteurs ou activités où la numérisation augmente les émissions de GES (industrie des énergies fossiles, etc.). Si on retourne la méthodologie utilisée par GeSI et GSMA on peut tout à fait faire ce calcul des effets d'ajout. Par exemple, McKinsey rapporte qu’un grand producteur gazier et pétrolier aurait augmenté son volume de production de barils de pétrole de 2% sur ses installations pétrolières offshore grâce à l’analyse numérique en temps de réel de ses appareils de production. Sachant que 26 400 000 barils d’équivalent pétrole étaient extraits des puits offshore chaque jour en 2016, cela représente 9,64 milliards de barils en un an (IEA). Un baril de pétrole brut aurait en moyenne une empreinte carbone de 40,7 kgCO2e (estimation basse pour l’offshore) (Jing et al.). Si le numérique peut effectivement augmenter de 2% la production de barils de pétrole offshore au niveau mondial, alors cela rajoute 192 800 000 de barils par an. Dans ce cas la production supplémentaire de pétrole offshore permise par le numérique rajouterait alors des émissions équivalentes à 7,84 Mt eq-CO2.

Au-delà des effets rebonds "classiques" liés à des changements de comportement et aux gains d'efficacité, il faut bien intégrer le fait que la numérisation peut accélérer des flux matériels et de produits : extraire plus de barils de pétrole, conduire plus de voitures (autonomes ou pas), produire plus de matériel, augmenter la portée et le volume des chaines d'approvisionnement, etc. Cette intégration est pour l'instant peu mise en lumière mais elle nécessite un vrai travail de recherche approfondi pour comprendre de façon plus holistique les effets de la numérisation. Nous ne disposons pas aujourd'hui des savoirs pour faire une balance nette entre les émissions évitées et les émissions ajoutées.

Conclusion

L’ analyse suggère que, aujourd’hui, le secteur numérique n’offre pas de garantie sur la question environnementale. De même, il n’existe pas de méthodologie solide aujourd’hui pour estimer avec rigueur les impacts positifs. De nombreuses années de recherche et de nombreuses données sont encore nécessaires avant d'y voir plus clair. Cependant, les émissions évitées et leur pendant, les émissions ajoutées, devraient être estimées ensemble (effets directs positifs et négatifs) afin d'avoir une vision beaucoup plus concrète des effets de la numérisation face aux enjeux de transition.

Bibliographie

Sources


  1. Jan Bieser, Lorenz Hilty. Assessing Indirect Environmental Effects of Information and Communication Technology (ICT): A Systematic Literature Review. Sustainability [en ligne], 2018. Disponible sur : https://doi.org/10.3390/su10082662 [28/06/2021] 

  2. GeSI et Accenture Strategy. SMARTer2030 – ICT Solutions for 21st Century Challenges. GeSI [en ligne], 2015. Disponible sur : https://smarter2030.gesi.org/ [28/06/2021] 

  3. Carbon Trust. The Enablement Effect – The impact of mobile communications technologies on carbon emission reductions. GSMA [en ligne], p. 50 2019. Disponible sur : https://www.gsma.com/betterfuture/enablement-effect [28/06/2021] 

  4. Jens Malmodin, Vlad Coroama. Assessing ICT’s enabling effect through case study extrapolation – the example of smart metering. Electronics Goes Green 2016+ (EGG) [en ligne], 2016. Disponible sur : https://doi.org/10.1109/EGG.2016.7829814 [28/06/2021] 

  5. Vlad Coroama, Pernilla Bergmark, Mattias Höjer, Jens Malmodin. A Methodology for Assessing the Environmental Effects Induced by ICT Services – Part I: Single Services. 7th International Conference on ICT for Sustainability (ICT4S2020) [en ligne], 2020. Disponible sur : https://doi.org/10.1145/3401335.3401716 [28/06/2021] ; Pernilla Bergmark, Vlad Coroama, Mattias Höjer, Craig Donovan. A Methodology for Assessing the Environmental Effects Induced by ICT Services – Part II: Multiple Services and Companies. 7th International Conference on ICT for Sustainability (ICT4S2020) [en ligne], 2020. Disponible sur : https://doi.org/10.1145/3401335.3401711 [28/06/2021] ; 

  6. Carbon Trust. The Enablement Effect – The impact of mobile communications technologies on carbon emission reductions. GSMA [en ligne], p. 50 2019. Disponible sur : https://www.gsma.com/betterfuture/enablement-effect [28/06/2021]