Aller au contenu
Voir la fiche dans le portail

Découplage : une solution à la crise climatique ?

Auteurs et date
  • Date de production de la fiche : 08/06/2021
  • Pierre-Yves Longaretti : chercheur à l'Université Grenoble Alpes, CNRS-INSU, IPAG et INRIA, STEEP, France

Introduction

Face à la tension entre les impacts environnementaux de l'activité économique d'une part, et la contrainte de croissance économique de l'autre, un concept s'est progressivement imposé dans le débat public et scientifique, celui de découplage. Celui-ci renvoie :

  • à la capacité de réduire le besoin en ressources en amont de l'activité économique,

  • et à la capacité de réduction des impacts de celle-ci sur l'environnement et les écosystèmes en aval, dus notamment à différents types de pollution, dont les gaz à effet de serre (responsables du changement climatique) sont les plus connus.

Découpler, c'est donc dématérialiser l'activité économique. Le numérique, vu à tort ou à raison comme propre et en partie immatériel, fait l'objet de nombreux espoirs pour réaliser les ambitions de découplage, dans la mesure où développer la part des services numériques dans de nombreux secteurs d'activité est censé réduire leur matérialité.

Cependant, la notion même de découplage fait débat. L'objectif de cette fiche est de présenter succinctement les raisons de ce débat et les éléments scientifiques permettant d'évaluer la réalité et l'étendue des possibilités de découplage.

Constats et définitions

Le lien entre croissance de l'activité économique, usage des ressources et dommages environnementaux est bien établi, même si des incertitudes variées demeurent dans certains domaines.

La croissance économique est caractérisée par le Produit Intérieur Brut (PIB), évalué à l'échelle des différents pays, et agrégé au niveau mondial pour définir un PIB global. Ce PIB mesure la valeur monétaire de l'ensemble des échanges de biens et services effectués en une année.

Les prélèvements de ressources se mesurent en quantité produites sur un an (par exemple, tonnes de métaux par an, barils de pétrole par an, etc).

La mesure des impacts environnementaux est plus difficile, et elle est souvent remplacée par une mesure de pression (par exemple, la pression mesurée en tonne de pesticides par an, est utilisée à la place des impacts produits par les pesticides en question sur la biodiversité et la santé humaine, beaucoup plus difficiles à quantifier, même si l'existence de ces impacts est établie).

L'exemple le plus connu de couplage entre économie et usage des ressources concerne le lien entre PIB et usage des combustibles fossiles. La figure 1(a) illustre ce point via la corrélation entre PIB et énergie primaire, sachant que les ¾ de l'énergie primaire mondiale proviennent des combustibles fossiles.

L'exemple le plus connu de couplage entre économie et impacts est celui de la corrélation similaire existant entre PIB et émissions de gaz carbonique (non montré, la courbe est similaire).

La notion de découplage est quant à elle abordée selon deux angles :

  • On distingue le découplage par rapport aux ressources du découplage par rapport aux impacts. Selon les cas, en effet, le point critique se situe plutôt en amont (ressources) ou en aval (impact) des échanges économiques. Par exemple, les ressources non renouvelables (combustibles fossiles, ressources minérales diverses) ont une tendance inéluctable à s'épuiser sur le long terme, même si les progrès de la technologie permettent de compenser la perte de qualité ou la difficulté accrue d'exploitation des ressources restantes sur un temps plus ou moins long. La question de la disponibilité des ressources non renouvelables est donc inévitable à terme. À l'autre bout de la chaîne, les pollutions toxiques diverses peuvent s'accumuler beaucoup plus vite que les ressources non renouvelables nécessaires à leur production ne se raréfient ; dans ce cas, les impacts représentent le facteur le plus critique du problème.

  • On parle de découplage relatif lorsque l'usage de la quantité d'intérêt (par exemple, l'énergie primaire) couplée à l'économie croît moins vite que l'économie elle-même.

  • On parle de découplage absolu lorsque l'usage de cette quantité d'intérêt décroît dans l'absolu alors que l'économie croît.

L'exemple le plus connu de découplage relatif porte sur la décroissance de l'intensité carbone de l'économie au niveau mondial, illustré sur la figure 1(b) : la quantité de combustibles fossiles nécessaire par point (pourcent) de PIB décroît avec le temps d'environ 1% par an en tendance de long terme, et la quantité de CO2 émise décroît à un rythme similaire, comme le montre la figure. Cette modeste diminution se traduit par une légère augmentation de la pente de la courbe de la figure 1(a). Un découplage absolu se traduirait lui par une inversion de pente : décroissance de l'énergie primaire fossile alors que le PIB continuerait de croître. La seule période historique où un découplage absolu de ce type a été observé au niveau global correspond au second choc pétrolier de la fin des années 1970 et n'a duré que quelques années.

Ce léger découplage relatif de long terme de 1%/an est dû à différents facteurs, notamment les gains d'efficacité énergétique dans le secteur productif (secteurs primaire et secondaire), et la croissance du poids des services et de la finance (secteur tertiaire) dans l'économie mondiale, ces activités étant par nature moins intensives en énergie.

Schémas Corrélation entre PIB et utilisation d'énergie et Evolution de l'intensité carbone moyenne de l'économie

Fig. 1 -- (a) Corrélation entre PIB et utilisation d'énergie primaire ; (b) Évolution de l'intensité carbone moyenne de l'économie. L'efficacité carbone moyenne du PIB croît d'environ 1%/an depuis une cinquantaine d'années. Sources des données : World Bank Database (PIB mondial en $ constants), Our World In Data (énergie primaire et émissions de CO2). Figure de l'auteur.

Découplage relatif et absolu : état des lieux

La raréfaction des ressources non renouvelables de même que l'accumulation de pollutions dans l'environnement sont des phénomènes inéluctablement liés à l'activité humaine, et les tendances actuelles ne sont pas durables. Il n'existe donc qu'une alternative : soit réduire l'activité humaine, essentiellement l'activité économique, soit parvenir à un découplage absolu entre PIB et usage des ressources d'une part, et PIB et impacts environnementaux et sanitaires de l'autre. Le premier terme de l'alternative (réduire l'activité économique) n'est pas considéré comme acceptable par la plupart des responsables politiques et économiques, ce qui fait du découplage la seule option réellement discutée. Sans porter de jugement de valeur sur ce point, il convient néanmoins de noter que cette position normative s'accompagne immanquablement d'une absence d'évaluation des possibilités réelles de découplage absolu dans le discours public.

Dans cette section, certains éléments d'information sur la faisabilité d'un tel découplage sont brièvement passés en revue. La discussion est limitée au découplage entre PIB et émissions de gaz à effet de serre pour des raisons de longueur. Ce découplage est le mieux connu et le plus discuté ; viennent ensuite, par ordre décroissant d'information, les questions de ressources matérielles, notamment minières, puis finalement les questions de pollution, très mal quantifiées. Le lecteur intéressé pourra à ce sujet se reporter à deux études critiques récentes et fouillées portant sur l'ensemble des problèmes liés à la question du découplage [1,2].

Les tendances des deux dernières décennies des pays de l'OCDE et de l'Union Européenne en particulier sont a priori positives. Les émissions de CO2 stagnent ou diminuent par habitant depuis une dizaine ou une quinzaine d'années [3]. Cette évolution est due à plusieurs facteurs : outre les gains tendanciels du secteur productif (intra-OCDE, mais également en ce qui concerne les importations de produits finis asiatiques), les taux d'équipement en biens individuels et en équipements collectifs structurels (notamment réseaux et bâtiments) saturent, la croissance économique est en général faible dans ces pays, et largement portée par la croissance des services, dont l'intensité carbone est plus faible que celle des secteurs productifs.

Pour autant, ces tendances sont très difficilement généralisables à l'ensemble de l'économie mondiale. Le poids tendanciel est porté par les économies émergentes, la Chine au premier chef. Celle-ci est encore loin d'avoir atteint la saturation d'équipements individuels et collectifs caractérisant les pays développés. De plus, découpler le PIB de l'énergie primaire au-delà de l'évolution tendancielle de 1% par an mentionnée plus haut est extrêmement difficile sur le long terme. De ce point de vue, il est en pratique impossible de limiter le réchauffement climatique à 2°C par des gains d'efficacité énergétique de ce type dans le temps qui nous reste (vingt à trente ans [4,7]) : avec un PIB mondial en croissance de 2% par an, il faudrait réaliser des gains d'efficacité énergétique de l'ordre d'environ 5 à 7% par an1, chiffre qui ignore par ailleurs les inévitables effets rebond2 qui accompagneraient de tels gains.

La seule option pour rester sous la barre des 2°C de réchauffement climatique est de décarboner l'économie, et donc de généraliser à marche forcée la transition aux énergies renouvelables3. La possibilité d'une telle transition n'est cependant pas démontrée de façon crédible à ce jour, tant en terme de déploiement [5, 9] que d'accessibilité aux ressources, les énergies renouvelables nécessitant considérablement plus de métaux que les énergies fossiles pour une production énergétique donnée [6]. Les problèmes discutés dans les références 5, 6 et 9 portent exclusivement sur des problématiques de rythme de déploiement technologique et d'accessibilité aux ressources dans lesquels le numérique ne joue essentiellement aucun rôle. En conséquence, le numérique n'a qu'une influence marginale sur la problématique du découplage absolu, et un rôle au mieux ambigu et pour l'instant globalement négatif sur la problématique du découplage relatif (l'augmentation du rôle du numérique dans l'économie de service se traduit par une augmentation des impacts directs, indirects et systémiques du numérique ; voir la fiche concept "L’effet rebond"fiche concept "L’effet rebond" et la fiche concept "Qu'est ce que l'effet d'accélération ?"fiche concept "Qu'est ce que l'effet d'accélération ?".

Références

[1] T. Vadén, V. Lähde, A. Majava, P. Järvensivu, T. Toivanen, J. T. Eronen.  Raising the bar: on the type, size and timeline of a 'successful' decoupling. Environmental Politics [en ligne], 2020,voL 30, n°3. Disponible sur abonnement sur le site de l'éditeur [13/09/2021]

[2] T. Parrique, J. Barth, F. Briens, C. Kerschner, A. Kraus-Polk, A. Kuokkanen, J. H. Spangenberg. Decoupling debunked: Evidence and arguments against green growth as a sole strategy for sustainability [en ligne]. European Environmental Bureau, 2019. Disponible sur le site de l'EEB [13/09/2021]

[3] R. Wood, D. D. Moran, J. F. D. Rodrigues, K. Stadler. Variation in trends of consumption based carbon accounts [en ligne]. Scientific Data, 2019, vol. 6, article 99. Disponible sur le site de l'éditeur [13/09/2021]

[4] C. Figueres, H. J. Schnellhuber, G. Whiteman, J. Rockström, S. Rajmstorf. Three years to safeguard our climate [en ligne]. Nature, 2017, 546, 593–59. Accessible sur le site de l'éditeur [13/09/2021]

[5] B. P. Heard, B. W. Brook, T. M. L. Wigley, C. J. A. Bradshaw. Burden of proof: A comprehensive review of the feasibility of 100% renewable-electricity systems. Renewable and Sustainable Energy Reviews, 2017, 76 : 1122.

[6] O. Vidal. Matières premières et énergie : les enjeux de demain. ISTE Editions, 2018.

[7] V. Masson-Delmotte, P. Zhai, A. Pirani, S.L. Connors, C. Péan, S. Berger, N. Caud, Y. Chen, L. Goldfarb, M.I. Gomis, M.Huang, K. Leitzell, E. Lonnoy, J.B.R. Matthews, T.K. Maycock, T. Waterfield, O. Yelekçi, R. Yu, B. Zhou (eds.) IPCC, 2021: Summary for Policymakers. In: Climate Change 2021: The Physical Science Basis. Contribution of Working Group I to the Sixth Assessment Report of the Intergovernmental Panel on Climate Change. Cambridge University Press. Version approuvée disponible [13/09/2021]

[8] Carbon capture and storage. Wikipedia. https://en.wikipedia.org/wiki/Carbon_capture_and_storage

[9] V. Smil. Examining energy transitions : A dozen insights based on performance. Energy research and social science, 2016, 22, 194 : 197

Sources


  1. Cette estimation résulte de la réduction annuelle nécessaire pour atteindre zéro émissions, à laquelle il convient d'ajouter le surcroit d'émissions dû aux 2% de croissance mondiale annuelle. Ce chiffre ignore volontairement la possibilité de séquestration ultérieure du carbone, nécessaire dans les scénarios volontaristes de réductions des émissions. Ces techniques sont malheureusement très couteuses tant économiquement qu'énergétiquement, partiellement inefficaces du fait des émissions de méthane négligées, et toujours non réalisables à échelle industrielle malgré les budgets considérables alloués à leur développement [8]. 

  2. L'effet rebond désigne la propension de l'activité économique à augmenter l'usage d'une ressource ou la diffusion d'un produit lorsque des gains d'efficacité dans l'usage de la ressource sont réalisés par unité de production du produit. Voir la fiche concept "L’effet rebond"fiche concept "L’effet rebond" pour plus de détail. 

  3. La généralisation du nucléaire au niveau mondial comme source d'énergie soulève des problèmes de rythme, de coût et d'abondance de la ressource, de stockage des déchets et de prolifération des armes nucléaires, et la fusion nucléaire n'est toujours pas opérationnelle malgré plus d'un demi-siècle de recherche et développement.