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Les controverses sociotechniques

Auteurs et date
  • Date de production de la fiche : 09/09/2021
  • Thomas Tari est sociologue au Médialab de Sciences Po et responsable du Centre d'exploration des controverses.

Pourquoi étudier les controverses

Donner à voir au public la victoire d'un grand homme1 et de sa théorie : tel fut longtemps l'objet de la « controverse », terme employé pour désigner la mise en scène de disputes savantes incarnées par d'illustres protagonistes. En fournissant un aperçu des sujets débattus, les controverses contribuaient à exposer une querelle scientifique et légitimer sa résolution. Elles vulgarisaient les savoirs scientifiques et racontaient leur élaboration.

Ce procédé narratif paraît aujourd'hui désuet, voire inapproprié, face aux situations d'incertitude – d'origine environnementale, sanitaire ou technologique – dans lesquelles les citoyennes et les citoyens sont placés sans que les connaissances scientifiques ne permettent de trancher aisément. L'irruption du Covid-19 (mais l'on peut penser à la 5G) montre, non sans susciter l'étonnement, le temps relativement long dont les sciences ont besoin pour comprendre, faire preuve et convaincre. Alors que les controverses prolifèrent et changent de nature, rendant l'action collective difficile, les sciences sociales sont plus que jamais utiles. En postulant que la production des savoirs est indissociable du contexte dans lequel ils se construisent, elles font de l'analyse de controverses un ressort de compréhension et d'action. En la fondant sur la méthode de l'enquête – qui décrit des acteurs et des autrices, des enjeux, des arguments, des dispositifs de preuves et des arènes de débats –, elles en font aussi un outil pédagogique, précieux pour former les citoyens d'aujourd'hui et de demain à l'esprit critique.

Parce qu'il retrace le réseau de relations qu'entretiennent les divers protagonistes, qu'il prenne en compte les façons multiples de délimiter et de représenter un problème et que son exercice permette de se repérer dans la terra incognita que constitue une controverse, ce type d'analyse prend parfois, métaphoriquement, le nom de cartographie des controverses.

La science en train de se faire

Durant les années 1930, le philosophe Karl Popper identifie l'importance du dissensus dans l'activité scientifique. À l'aide du principe de falsifiabilité, il fait de la réfutation d'une théorie déjà établie le principal moteur de la science. Bien après lui, à partir des années 1970, les tenants d'une approche sociologique et anthropologique de la connaissance scientifique, parce qu'ils et elles se veulent attentifs à la science en train de se faire2 et privilégient l'étude circonstanciée de sa pratique et de ses dispositifs expérimentaux, documentent le rôle des controverses dans la production de faits. Ces historiens et sociologues des sciences nomment ainsi des oppositions théoriques et méthodologiques propres à la production de connaissances scientifiques et en font une étape, un moment, dans le processus d'émergence d'un énoncé valide.

Pour comprendre comment le concept de controverses éclaire le fonctionnement des sciences les plus fondamentales et a priori éloignées de toute dynamique sociale, suivons plus particulièrement le sociologue Harry Collins qui, depuis les années 1970 et jusqu'à la découverte des ondes gravitationnelles en 2015, a conduit une étude de terrain auprès de la communauté de physiciens et physiciennes des hautes énergies qui cherchaient à prouver leur existence3. Une controverse avait émergé en 1968, date à laquelle le physicien Joseph Weber prétendit avoir découvert les ondes gravitationnelles grâce à un nouveau système expérimental. Ses pairs ne parvenaient pas à reproduire ce résultat, même en s'inspirant de son protocole, et pas davantage à prouver qu'il avait commis une erreur. Collins explique que, sur un front de recherche innovant, on ne peut pas s'appuyer sur un résultat – non encore défini – pour valider un dispositif expérimental, ni sur une méthode scientifique rigoureuse – non encore établie – pour valider ce résultat.

Durant sa recherche, Collins invite les scientifiques à s'exprimer sur les dispositifs expérimentaux de leurs collègues et concurrents lors d'entretiens. Il découvre l'ampleur et la virulence de leurs oppositions méthodologiques et théoriques et révèle aussi des critiques à dimension sociale, qu'elles soient institutionnelles (la confiance portée en une université ou un laboratoire), relationnelles (liées au charisme par exemple) ou relevant de la xénophobie ou de la misogynie. Bref, un monde fait d'humains, dont les interactions constituent un objet d'étude pour la sociologie.

Pour Collins, la controverse est donc un moment de confrontation des méthodes et de dialogue plus ou moins civilisé, une étape participant à la construction collective d'un fait scientifique, obtenu alors qu'une communauté parvient à un consensus. Selon lui, l'étude des controverses est féconde d'un point de vue épistémologique – et pour certains sociologues des sciences4, elle devrait se limiter à cette prétention.

Quand la controverse fait controverse

Pour d'autres sociologues, au contraire, une controverse ne se réduit pas à l'univers de la recherche scientifique. Cyril Lemieux5, par exemple, y voit certes une querelle scientifique, qu'il qualifie de conflit triadique (deux partis qui s'opposent et un public de pairs qui juge), mais il y adjoint la possibilité d'un processus de « déconfinement de la controverse » dès lors qu'un des acteurs en présence cherche à mobiliser d'autres forces (sociales, économiques) pour l'emporter ; s'ensuit une phase de « reconfinement » pour ramener le débat dans une arène où le jugement scientifique peut opérer.

À la suite d'autres auteurs6, nous pensons que l'étude des dispositifs de preuve en société mérite une attention singulière et plus appuyée. Yannick Barthe7 relate comment des vétérans de l'armée française, déployés au Sahara durant les années 1960 et en Polynésie en 1996, ont cherché à démontrer qu'ils souffraient de leur exposition à des radiations lors d'essais nucléaires. La preuve épidémiologique de leur mise en danger, qui aurait consisté à comparer chez le groupe de soldats exposés, au regard de leur classe d'âge, la prévalence de cancers de la thyroïde, leur était impossible à fournir sans l'aide de l'État pour réunir une liste des personnels présents à l'époque sur la zone. Or, c'est précisément l'État qui était visé par leur plainte. Pour avoir une chance d'établir une preuve, il leur fallait faire connaître leur cause et donc atteindre de nouveaux publics en joignant leur voix à celles d'autres collectifs avec lesquels ils entretenaient pourtant des rapports complexes (victimes autochtones des essais, militants pacifistes anti-nucléaires et écologistes). Ils finirent par obtenir la reconnaissance de leur préjudice ainsi qu'une prime. Malgré un dispositif de preuve biaisé (ne sont venus à eux que ceux qui y ont vu un intérêt : d'autres vétérans malades), l'élaboration d'un lien causal entre l'exposition à des essais nucléaires et les cancers développés par des vétérans, et leur capacité à faire émerger une mobilisation sociale, sont ici indissociables et de même nature. On retrouve aujourd'hui les même processus et débats autour des effets sanitaires, loin d'être tranchés, de la 5G.

Les arguments à analyser procèdent d'un entrelacs de dimensions scientifiques, techniques, sociales, politiques et économiques, sans qu'il soit possible d'établir de causalité simple ou d'isoler un aspect. L'étude d'une controverse confrontée à des interrelations aussi subtiles et complexes ne peut donc se réduire à penser la production de connaissances comme issue de l'univers clos de la recherche : elle s'intéresse aux preuves en société.

La controverse, on l'aura compris, fait controverse8. D'abord parce qu'elle n'est pas tant une forme prédéfinie du répertoire des débats sociaux que le résultat de mobilisations9 et qu'elle constitue elle-même un objet de débats : souvent, son existence même ne fait pas consensus. Pour certains acteurs par exemple, qualifier un désaccord de controverse reviendrait à légitimer un doute, alors qu'ils ou elles estiment souvent n'être confrontés qu'à des fantasmes ou de la calomnie. Au sein même des sciences sociales, où la notion est associée à un courant de recherche en sociologie des sciences – celui de la théorie de l'acteur-réseau portée par Madeleine Akrich, Michel Callon et Bruno Latour notamment –, définir une controverse pose problème. Précisément parce que nous sommes attentifs à la pluralité des voix dans une controverse10, nous ne prétendons pas ici trancher un débat définitionnel ou méthodologique en sociologie. Mais nous voulons témoigner de sa fécondité comme dispositif d'initiation à l'étude des interrelations entre sciences, techniques et sociétés, en nous penchant sur des sujets brûlants.

Controverses : mode d'emploi

Nous allons ici donner une définition opérationnelle des controverses, ou bien, lorsque l'on s'y trouve confronté, d'orienter le regard vers les dimensions essentielles qui permettent d'en saisir les enjeux et le processus. Les sociologues Nicolas Benvegnu, du médialab de Sciences Po, et Brice Laurent, du Centre de sociologie de l'innovation de l'École des mines, ont, dans le cadre de leurs enseignements, fait émerger la définition suivante, qui a servi de fondement à de très nombreuses formations à l'analyse de controverses :

Une controverse est une situation (1) dans laquelle un différend/désaccord (2) entre plusieurs parties (3) – chaque partie engageant des savoirs spécialisés (4) et aucune ne parvenant à imposer des certitudes (5) – est mis en scène devant un tiers (6). Une controverse est caractérisée par un enchevêtrement d'enjeux variés, de faits et de valeurs (7) ainsi que par le fait que s'y jouent simultanément une définition de la technique et du social (8).11

  • Situation (1) : ce terme ouvre la métaphore cartographique fréquemment utilisée dans l'analyse de controverses. Dans le cadre de l'enquête, on produit un état des lieux, c'est-à-dire qu'on rend compte de la manière dont des positions s'établissent et s'agencent à un instant t. La situation s'entend comme une configuration à un moment donné, elle est sujette à des dynamiques et résulte d'une trajectoire.
  • Différend (2) : le terme induit l'existence d'une relation entre les positions (un conflit est une relation), au sens où celles-ci se répondent entre elles. Ainsi, on pourra considérer qu'en cas d'étanchéité absolue entre les positions des acteurs dans la formulation de leurs positions, la controverse ne peut être constituée – la controverse suppose une sorte de balistique.
  • Plusieurs parties (3) : en théorie, deux parties suffisent à créer une controverse, mais le plus souvent aujourd'hui, les parties sont multiples et de natures très variées, individuelles ou collectives : chercheurs, experts, représentants d'association, militants, activistes, hommes ou femmes politiques, etc. Le seul critère discriminant est la contribution publique de chaque partie à soutenir une position. L'acteur se manifeste toujours en son nom – les catégories vagues comme « la société civile » ou « les politiques » sont écartées. Un énoncé doit toujours être situé, en référence à une source. Les acteurs sont dits mobilisés au sens où ils et elles participent à la définition de ce qui fait problème, et c'est souvent là l'un des points de désaccord.
  • Savoirs spécialisés (4) : les controverses concernent toujours la production de connaissances et engagent des savoirs spécialisés. C'est d'ailleurs en cela qu'elles se distinguent de la polémique, d'un problème public ou d'un dilemme moral. Le terme de savoirs spécialisés rend compte du fait que les scientifiques ne sont pas les seuls à les produire : il existe aussi des savoirs pratiques, parfois tacites, liés par exemple à un métier ou à l'inscription dans un territoire. Une telle perspective n'affaiblit pas l'autorité des savants. Elle se distingue d'un discours néo-scientiste qui considère que les affirmations d'un scientifique seraient crédibles du simple fait de son titre ou de sa « qualité », ce qui vaudrait argument d'autorité. Mais en décrivant avec finesse comment expertises et savoirs profanes contribuent réciproquement à la compréhension d'enjeux disputés, la méthodologie de l'analyse de controverses rend l'analyse des sciences plus réaliste.
  • Incapacité à imposer des certitudes (5) : on parle d'une certitude lorsqu'un certain niveau de consensus autour d'un fait scientifique a été établi, c'est-à-dire lorsque la connaissance a été stabilisée. Il ne faut jamais perdre de vue qu'il existe aujourd'hui un nombre de connaissances stabilisées très important, mais que, par définition, le chercheur ou la chercheuse travaille à établir un fait et que ce processus prend souvent (mais pas toujours) la forme d'une controverse.
  • Mis en scène devant un tiers (6) : le tiers est de nature très variable. Il peut s'agir a minima des pairs au sein de la communauté scientifique ou, par exemple, des revues dans lesquelles publient les chercheurs au sein d'un champ disciplinaire. Ce tiers renvoie parfois à des publics mobilisés, selon l'objet de la controverse. La mise en scène correspond quant à elle à une manière de cadrer les enjeux du débat, notamment lors de sa médiatisation.
  • Enchevêtrement de faits et de valeurs (7) : a minima, on peut dire qu'une controverse est précisément le moment où les faits ne sont pas encore établis et où la démarcation avec les valeurs n'a pas eu lieu. On a tendance à définir les valeurs a posteriori, une fois que les faits sont faits, ce qui n'est pas très réaliste du point de vue des science studies. Il faut aussi se rappeler qu'il existe une multiplicité de faits d'une grande diversité de natures. Par ailleurs, le terme de fait a tendance à recouvrir toutes les étapes qui y conduisent alors que ces étapes elles-mêmes peuvent constituer une chaîne de faits. Finalement, un fait n'est rien sans la théorie – en tant qu'exemple, manifestation, prototype, etc. –, ni le travail de mise en forme – de mise en cohérence, de modélisation, d'ordonnancement12 – qui l'accompagnent.
  • Indétermination de la technique et du social (8) : les études de controverses ont contribué à montrer combien la technique et le social ne sont pas des domaines en soi, dont on pourrait une fois pour toutes désigner ce qui en relève. Une controverse est justement un moment où la définition de la technique, par exemple, est en jeu13.

Thomas Tari14

Sources


  1. Trop peu de femmes de sciences ont été mises à l'honneur dans le cadre de disputes savantes. 

  2. Bruno Latour, La Science en action, Paris, La Découverte, 2005 m3[1re éd. 1987, Harvard University Pressm3]. 

  3. Harry Collins, « The Seven Sexes : A Study in the Sociology of a Phenomenon, or the Replication of Experiments in Physics », Sociology, 9 (2), 1975, p. 205-224. 

  4. Entretien avec Yves Gingras par Nicolas Chevassus-au-Louis, « Les controverses reflètent l'organisation de la science », La Recherche, 2013, p. 478 ; Yves Gingras (dir.), Controverses. Accords et désaccords en sciences humaines et sociales, Paris, CNRS Éditions, 2014. 

  5. Cyril Lemieux, « À quoi sert l'analyse des controverses ? », Mil neuf cent. Revue d'histoire intellectuelle, 25 (1), 2007, p. 191-212. 

  6. Andrew Barry, Political Machines : Governing a Technological Society, Londres, Bloomsbury Academic, 2001 ; Brian Wynne, « Misunderstood Misunderstanding : Social Identities and Public Uptake of Science », Public Understanding of Science, 1 (3), 1992, p. 281-304. 

  7. Yannick Barthe, « Cause politique et "politique des causes". La mobilisation des vétérans des essais nucléaires français », Politix, 91 (3), 2010, p. 77-102. 

  8. Nicolas Benvegnu et Émilien Schultz, « La sociologie des sciences a-t-elle une approche spécifique des controverses ? », communication présentée au Congrès de l'Association internationale des sociologues de langue française, Montréal, 2016. 

  9. Francis Chateauraynaud, Argumenter dans un champ de forces. Essai de balistique sociologique, Paris, Éditions Pétra, 2011. 

  10. Y compris les plus critiques, qui invitent à se méfier des évidences liées à la prétention d'une neutralité interprétative, tels Dominique Pestre, « L'analyse de controverses dans l'étude des sciences depuis trente ans. Entre outil méthodologique, garantie de neutralité axiologique et politique », Mil neuf cent. Revue d'histoire intellectuelle, 25 (1), 2007, p. 29-43 ; Jérôme Lamy, « Controverses et STS : stop ou encore ? », Zilsel, 2 (2), 2017, p. 123-130. 

  11. La définition de Nicolas Benvegnu et Brice Laurent a été utilisée dans le cadre d'enseignements innovants conçus au sein du programme FORCCAST (http://controverses.org), je reprends ici un déploiement de chacun des termes de cette définition rédigé par Vincent Casanova. 

  12. Bruno Latour, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris, La Découverte, 2004 m3[1re éd. 1999m3], p. 149-178. 

  13. Michel Callon, « L'innovation technologique et ses mythes », Annales des Mines, 34, 1994, p. 5-17. 

  14. Thomas Tari est sociologue au médialab de Sciences Po et responsable du Centre d'exploration des controverses. Cette fiche a été rédigée sur la base d'une introduction à l'ouvrage collectif Controverses, mode d'emploi (Clémence Seurat, Thomas Tari (éds). Paris : Presses de Sciences Po, 2021, 320 p., préface Bruno Latour).