«Écologie numérique » : comment l’informatique et le numérique peuvent accompagner une transition écologique¶
Auteurs et date
- Date de production de la fiche : 5/7/2021
- Eric Tannier ; Directeur de recherche Inria
Vous l’avez entendu dans la vidéo d’introduction de ce MOOC, «le GIEC permet de nous rendre compte des impacts de nos usages sur l’environnement […]. Ils utilisent la modélisation numérique. [...] Les modèles manipulent un très grand nombre de données et nécessitent beaucoup de puissance de calcul. […] Pas de numérique, pas de GIEC, pas de GIEC, pas d’alerte».
Les travaux du GIEC et plus généralement des climatologues servent souvent à affirmer que le numérique est «partie de la solution, et pas seulement du problème en matière environnementale». Au-delà de cet étendard, des outils et usages du numérique peuvent œuvrer à la définition et la construction d’un monde soutenable. C'est ce qu'on appelle ici l'«écologie numérique», qui est une facette de la tendance «IT for Green»1.
L’écologie numérique n’est pas l’optimisation environnementale¶
L’optimisation est une des activités phares de l’informatique. Elle est parfois mise au service de préoccupations environnementales, par exemple en améliorant les performances des matériels ou logiciels pour qu’ils consomment moins d’énergie, en adaptant l’éclairage public aux usages, en cherchant une diminution de l’usage d’intrants pour l’agriculture, en rendant plus robustes et efficaces les flux de transports et les réseaux énergétiques, en particulier d’énergies renouvelables, en optimisant l’usage d’objets (calculateurs, voitures) en les mettant en réseau. C’est la tendance «smart». Parfois sous couvert de bonnes intentions, ces pratiques se heurtent souvent à leur propre coût énergétique, qui s’ajoute à l’utilisation des moyens traditionnels plutôt que de s’y substituer, à l’effet rebond (voir la fiche concept "L’effet rebond"fiche concept "L’effet rebond"), pour des bénéfices environnementaux discutables (voir la fiche concept "Calcul et estimations des impacts positifs du numérique pour la transition"fiche concept "Calcul et estimations des impacts positifs du numérique pour la transition")2.
La justification ambivalente par la modélisation pour l’environnement¶
Les modèles mathématiques permettent de comprendre le monde, à toute échelle, de l’atome à l’univers. Ils ont servi à comprendre que le réchauffement climatique est dû aux activités humaines, ce qui peut tout changer sur notre façon de voir l’avenir et de nous comporter. C’est grâce aux collectes de grands volumes de données et à leur traitement numérique que les scientifiques peuvent constater le déclin de la biodiversité et donner l’alerte. La modélisation mathématique a été ce qui, en partie, a donné une assise scientifique à l’écologie. La simulation numérique à partir de modèles permet d’expérimenter des solutions, par exemple en agriculture où il serait long et coûteux de faire une expérience en champ.
Pour autant, cette mise en avant de la capacité de produire une connaissance fine des limites planétaires pour justifier les effets bénéfiques du numérique pour l'environnement («pas de numérique, pas d’alerte») peut être discuté. Si le GIEC et des milliers de scientifiques utilisent bien des gros volumes de données et des grandes quantités de calcul pour aboutir à leurs conclusions, il est un peu exagéré d’en conclure qu’on ne serait pas informé sur les ravages environnementaux et leurs causes sans le déploiement numérique qu’on connaît aujourd’hui. Par exemple, le physicien Edward Teller alertait l'industrie du pétrole en 1959 sur les dangers d'un réchauffement climatique global dû à la concentration de CO23. En 1972 le club de Rome construisait déjà des scénarios élaborés et inquiétants sur notre utilisation des ressources planétaires et ses conséquences sur l'avenir, avec des outils informatiques beaucoup plus rudimentaires et sans internet. Les alertes sur le réchauffement climatique existaient déjà dans les années 1980, et la prise de conscience des populations doit peut-être autant à des actions politiques, militantes ou médiatiques qu'à l'amélioration technologique des modèles.
Communiquer, informer, s’informer, s’organiser¶
C’est dans la capacité disruptive du numérique à mettre des acteurs directement en lien sur la base d’intérêts communs que le potentiel d’une vraie écologie numérique commence à apparaître. L’influence que les réseaux sociaux ont eu dans des mouvements démocratiques est aussi à l’œuvre dans les mouvements écologiques. Ils servent à partager des informations, réunir des données, démocratiser l’accès à la connaissance, construire des réseaux militants. Par exemple des applications numériques favorisent des réseaux d’échanges, de dons ou de prêts d’objets, l’essor de circuits courts alimentaires, de monnaies locales. Des banques de données comme Geoportail permettent un accès facile à des données sur les sols et le climat, et des banques participatives comme Open food facts rassemblent des informations sur les produits alimentaires. Grâce aux outils numériques, les initiatives locales sont mises en lien, elles bénéficient d’une connaissance commune à laquelle elles contribuent. Les outils numériques ont également favorisé l’essor d’une science participative à grande échelle, où les citoyens participent à l’élaboration d’une connaissance et en particulier à l’évaluation environnementale.
Les outils numériques de communication permettent également de diminuer la part des transports dans les émissions de gaz à effet de serre. L’essor de la visioconférence, le télétravail, la télémédecine, l’enseignement à distance, les congrès virtuels, permettent de se substituer à un mode d’interaction parfois trop émetteur. Les conséquences environnementales et sociales de ce bouleversement restent à évaluer.
Accompagner la construction et le fonctionnement d’un monde soutenable : intégrer les valeurs dans la conception des outils¶
L’écologie numérique est aussi un domaine de recherche en informatique et numérique. Derrière des communautés qui s’intitulent «Computational sustainability», «ICT for sustainability», «Collapse Informatics», «Computing with limits», «Environmental Informatics», des informaticien.ne.s utilisent leur savoir faire pour construire les modes d’existences d’un monde soutenable. Tous ces domaines sont interdisciplinaires, et empruntent souvent des idées à l’anthropologie, la psychologie, la sociologie, les sciences de l’éducation, la philosophie de la technique, l’art, la musique, le théâtre. Ils sont portés par des scientifiques qui sont souvent aussi des activistes, c’est à dire porteurs d’une conviction et d’une action qui dépasse les enjeux épistémologiques de leur discipline. Les usages sont mis en avant, plutôt que les particularités des disciplines informatiques. Les valeurs avec lesquelles sont conçus les outils sont intégrées «par conception», et des études d’éthique environnementale sont réalisées en amont. Une attention particulière est portée au risque de dépendance à l’outil construit, et la possibilité de le retirer du paysage si les ressources ne permettent plus de le faire fonctionner. C’est le principe du numérique auto-évanescent, dont la forme dépend de sa propre dépendance à des ressources qui ne sont pas éternelles.
Par exemple, l’agro-écologie computationnelle4 conçoit des outils et rassemble des banques de données participatives qui facilitent l’implantation de jardins communautaires nourriciers productifs adaptés aux terrains et paramètres locaux. Ces outils améliorent l’autonomie des usagers, car ils permettent à des non spécialistes d’avoir accès aux savoirs nécessaires, mais ne créent pas de dépendance, car une fois lancés, les usagers peuvent se passer de l’outil.
Conclusion¶
Comme il existe parfois une éthique "par conception" dans la fabrication des outils, qui consiste à expliciter les valeurs avec lesquelles ils sont construits dès leur conception5, l'écologie numérique se distingue des tentatives de verdissement de certaines technologies par une prise en compte d'un projet philosophique explicite et réfléchi qui n'élude pas la question des impacts et des responsabilités : pourquoi et pour quel type de monde introduit-on un outil dans un dispositif?
Notes¶
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La question de la nomenclature et de la traduction n'est pas anodine. Le «green IT», qui décrit les tentatives de rendre plus soutenable l’industrie du numérique elle-même, se distingue du «IT for Green», qui est la construction d'outils qui pourraient participer à la transition écologique. On ne peut donc pas dire «numérique vert», qui est ambigu, et «numérique au service du vert» est laborieux. J'ai trouvé « écologie digitale » sur un site du WWF. Je mets ici «écologie numérique» pour reprendre la même idée et coller aux habitudes de ce mooc. Cette traduction a l’avantage de mettre en avant l’écologie, et ce renversement de perspective traduit le principal propos de cette fiche : le numérique peut accompagner une transition s’il est conçu dans le cadre d’un besoin écologique. On pourra donc trouver cet usage plus restreint que «IT for Green», car il en permet la critique, en montrant son intérêt, et aussi ses risques et éventuelles dérives. C'est le même renversement qui est présent dans le livre de Bill Tomlinson, Greening through IT, Information Technology for Environmental Sustainability, MIT press 2012. ↩
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Je laisse de côté les affichages résolument frauduleux qui mettent en avant la cause environnementale dans leurs activités numériques qui vont de façon évidente à son encontre, comme certaines entreprises qui vantent l’usage du cloud comme un gain environnemental, ou comme celui du MIT Media Lab et de son «food computer», qui permet de faire pousser les plantes hors sol dans des milieux contrôlés par ordinateur, voir par exemple "Eric Tannier. L’informatique les pieds sur Terre. Interstices. 29/09/2020". ↩
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Steve Hanley. Edward Teller Warned Oil Industry About Carbon Dioxide & Climate Change 6 Decades Ago. CleanTechnica. 01/2018. Disponible sur cleantechnica.com ↩
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Juliet Norton, Information Systems for Grassroots Sustainable Agriculture, thèse de doctorat de l’University of California, Irvine ↩
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C'est la tendance du "value sensitive design" ↩